Chapitre 11

 

 

Deux heures plus tard, j’entrai dans le bureau de Beau Clayton avec un long paquet enveloppé de chiffons.

Derrière son bureau, Beau me sourit. En 1066, les anciens Saxons avaient rencontré les anciens Norvégiens sur un champ de bataille sanglant près du pont de Stamford. La légende disait que les Saxons avaient surpris leurs ennemis et que, lorsque les Norvégiens avaient tenté de se rassembler, l’un de leurs guerriers, un géant, était monté sur le pont et l’avait tenu tout seul, tuant plus de quarante Saxons, jusqu’à ce qu’un malin le frappe avec une longue lance par-dessous, à travers les planches du pont. En regardant Beau, je pouvais parfaitement l’imaginer sur le pont, faisant tournoyer une hache géante. Le shérif de Milton mesurait près de deux mètres, avec des épaules qui passaient difficilement les portes et le visage d’une brute. Il était assis à un bureau abîmé, organisé au cordeau. Le seul objet incongru était une grosse boîte de conserve dont l’étiquette disait : « cacahouètes vertes bouillies ».

Je m’installai dans un siège devant son bureau et posai mon paquet sur les genoux.

— Des cacahouètes bouillies, c’est un peu exagéré, non ?

— Avec un nom comme Beau, il faut se méfier, répondit-il. Quelqu’un pourrait me prendre pour un type du Nord. Les cacahouètes sont là pour éviter les malentendus.

Il me tendit la conserve. Je regardai à l’intérieur. Des balles usagées.

— Chaque fois qu’on me tire dessus, je mets les balles là-dedans, expliqua Beau.

La boîte était à demi remplie. Je la lui rendis.

— La dernière fois qu’on s’est vus, je t’ai dit qu’un jour tu aurais besoin d’un service. (Il écarta ses bras immenses.) Et nous voici.

Nous avions travaillé sur la même affaire, moi du côté de l’Ordre et lui du côté shérif. Il m’avait demandé un service en arguant qu’un jour j’aurais besoin qu’il me rende la pareille, et j’avais accepté. On ne savait jamais à quelle porte on pouvait être amené à frapper.

— Qu’a fait Andrea ?

Il ouvrit une chemise en papier, en examina le contenu.

— Tu as déjà entendu parler du Paradise Mission ?

— Non.

— C’est un hôtel de grande classe. Il a été construit comme une mission espagnole avec une cour intérieure couverte. Le toit est en verre et ils gardent la température bien chaude et constante.

— Comme une serre.

— En quelque sorte. La cour est un endroit magnifique. Il y a des fleurs partout, une piscine, des jacuzzis… C’est le refuge préféré des couples riches de la ville. J’y ai emmené Erica un jour. Ça coûte la peau des fesses mais ça en vaut la peine. On a été mis sur liste d’attente pendant quatre mois. (Beau n’était pas pressé. Lui crier dessus ne ferait que le ralentir encore un peu, je me contentai donc de hocher la tête.) D’après ce que j’ai compris, ta copine y séjournait avec son petit ami. Je les ai installés dans des cellules voisines. Bon, tu sais que je suis totalement hétéro, mais c’est sans doute l’homme le plus beau que j’aie jamais vu. (Raphaël. Ce devait être leur grande nuit romantique. Il avait probablement réservé la chambre des semaines à l’avance.) Ils étaient dans le jacuzzi.

— Les jacuzzis sont toujours source de problèmes, intervins-je.

— Je ne sais pas. (Beau haussa les épaules.) Avec une bière et en bonne compagnie, ce n’est pas si mal. Ça détend, c’est relaxant, même. Dans le cas présent, par contre, le jacuzzi ne semble pas vraiment avoir détendu ta copine. Mlle Nash s’est levée pour aller aux toilettes et commander à boire. Quand elle est revenue, elle a trouvé une jeune femme qui parlait avec son petit ami. (Ses yeux étincelèrent un peu. Il fit semblant de vérifier le rapport.) Apparemment, l’intruse était fort légèrement vêtue.

Cela devait faire des années qu’il attendait l’occasion de caser cette expression dans un rapport.

— Continue.

— Selon le personnel de l’hôtel, le pauvre homme a vraiment essayé de décourager cette femme fatale, mais soit elle était un peu longue à la détente, soit elle souhaitait vraiment faire des trucs avec lui. Moi qui l’ai vue, je dirais les deux.

Je soupirai. Je savais où il allait en venir.

— Quand Mlle Nash s’est approchée, son copain a informé la jeune femme peu vêtue que Mlle Nash et lui étaient ensemble. Il a dit que la jeune femme a décrit Mlle Nash comme « mignonne ».

Je baissai la tête et la cognai contre le bureau plusieurs fois.

Les deux chenilles velues qui tenaient lieu de sourcils à Beau remuèrent.

— Tu as besoin d’une minute ?

— Non, ça va aller. Désolée.

— Il semblerait que la jeune femme ait fort indélicatement proposé un trio. Personne n’est vraiment sûr de ce qui s’est passé ensuite, mais tout le monde s’accorde à dire que c’est allé très vite. Quand je suis arrivé, Mlle Nash était debout à côté du jacuzzi, en bikini, et pointait un SIG-Sauer P-226 sur son copain et divers membres inquiets du personnel, tout en maintenant la tête de la jeune femme peu vêtue sous l’eau. Elle répétait : « Qui va à la pêche aux moules, maintenant, salope ? »

Ma douleur dut se voir sur mon visage car Beau ouvrit un tiroir de son bureau et me tendit un tube d’aspirine. J’en sortis deux comprimés que j’avalai en grimaçant – c’est amer, ces trucs.

— Et ensuite ?

— Eh bien, Mlle Nash et moi avons eu une petite conversation. J’avais parié qu’elle ne tirerait pas sur un badge et j’ai gagné mon pari. Elle n’avait aucune pièce d’identité sur elle – c’était vraiment un tout petit bikini –, alors je l’ai invitée, elle, son copain et la victime, à venir dans notre jolie prison. Passer la nuit avec nous l’a calmée.

Oh merde.

— Elle n’avait pas de pièce d’identité, mais elle avait un pistolet ?

— Elle l’avait apporté dans une serviette de bain, si j’ai bien compris.

Pourquoi n’étais-je pas surprise ?

— Elle est Chevalier.

— C’est ce que je me suis dit quand elle a appelé l’Ordre.

Je pris le paquet sur mes genoux, le posai sur le bureau et le déballai prudemment. Beau inspira brusquement.

Une superbe rapière était enveloppée dans les chiffons.

— La Schiavona, expliquai-je. L’arme préférée des Slaves dalmates qui servaient dans la garde du doge de Venise au xvie siècle. (Je caressai les fines bandes de métal qui décoraient la garde de l’épée d’un motif de toile d’araignée.) Une garde en coquille et une lame de quatre-vingt-treize centimètres, aussi efficace de taille que d’estoc. Une véritable épée de Ragnas Dream.

Je tournai la Schiavona sur le côté pour que la lanterne fae éclaire les lettres « RD » stylisées sur le pommeau ornementé. Ragnas Dream ne fabriquait pas des épées, il créait des chefs-d’œuvre. À elle seule, cette rapière pouvait payer l’hypothèque sur mon appartement et la maison de mon père pendant un an. Greg, feu mon tuteur, l’avait achetée des années auparavant et l’avait suspendue à un mur de sa bibliothèque comme on accroche une œuvre d’art. C’était le genre de lame capable de pousser un pacifiste à acheter des bottes montantes et un chapeau à plumes.

Le visage de Beau était devenu vert.

— Respire, Beau.

Il soupira rapidement.

— Je peux ?

Tout le monde avait une faiblesse. Beau adorait les rapières. Je souris. Une fois qu’il l’aurait touchée, je l’aurai dans la poche.

— Vas-y.

Il se dressa, prit la rapière comme si elle était faite de verre et passa son énorme main autour de la poignée recouverte de cuir. Il leva l’épée, pointe en l’air, admirant l’élégante lame d’acier. Une profonde sérénité gagna son visage. Beau frappa – un mouvement liquide, parfaitement exécuté, élégant, précis et tellement étrange vu son gabarit.

— Seigneur, murmura-t-il. Elle est parfaite.

— Mon amie n’est jamais passée par ici, lui dis-je. Son copain non plus. Tu ne connais pas leurs noms et tu ne les as pas vus.

Beau était un très bon flic, il se força à reposer la rapière.

— Es-tu en train d’essayer de corrompre un représentant de la loi, Kate ?

— Je tente de présenter un signe d’appréciation à un représentant de la loi qui s’est occupé avec délicatesse des problèmes de personnel de l’Ordre. Les Chevaliers subissent énormément de stress. Andrea Nash est l’une des meilleurs que j’aie jamais rencontrés.

Beau regarda la Schiavona. Une minute devint une éternité.

Je lui accordai un grand sourire.

— Oh, j’ai omis un détail.

Je tendis la main et touchai l’opale claire à la base de la garde.

Trois.

Deux.

Un.

L’épée sonna comme une cloche d’argent parfaite. Une fine ligne rouge courut le long de la lame, traçant de délicates vrilles, comme une liane fleurie, jusqu’à la pointe. Beau pâlit.

— C’est une lame enchantée, repris-je. Elle n’a jamais besoin d’être aiguisée ou huilée. J’avais oublié de te le dire.

Beau détourna les yeux de la Schiavona.

— Emmène-les et assure-toi qu’ils ne reviennent jamais.

 

Dix minutes plus tard, Andrea, Raphaël et moi sortions de la prison pour retrouver le jour glacial et nuageux. Raphaël et Andrea portaient tous deux les sacs à patate orange qui servaient d’uniformes dans la prison de Milton County.

Je comptai sur mes doigts.

— Agression simple. Agression à main armée. Conduite contraire à celle d’un Chevalier. Mise en danger de civils. Utilisation dangereuse d’arme à feu dans un lieu public. Refus d’obtempérer. Ivresse et atteinte à l’ordre public.

Andrea serra les dents.

— Je n’étais pas saoule et je n’ai pas porté atteinte à l’ordre public.

— Non, je suis sûre que tu la noyais d’une manière calme et professionnelle. Beau Clayton est un tireur d’élite. Tu as de la chance qu’il ne t’ait pas vidé son chargeur dans la tête. Tu as emporté un pistolet au jacuzzi. Qui fait une chose pareille ?

Andrea croisa les bras sur sa poitrine.

— Ne commence pas à m’embêter avec mes flingues. Tu traînes ton sabre partout. Tout ça, c’était son idée. Moi, je voulais partir en week-end.

Je regardai Raphaël. Il me décocha un sourire éblouissant. Si j’avais eu la capacité de m’évanouir, je me serais effondrée comme une bûche. Certains hommes étaient séduisants. Certains étaient sexy. Raphaël était chaud bouillant. Il n’était pas d’une beauté traditionnelle, avec des yeux bleu foncé, intenses et illuminés par un feu qui suggérait des visions de peau nue sur des draps de soie. Avec ses longs cheveux noirs et son corps musclé et souple de Changeforme, il causait un choc à toute femelle qui l’apercevait. Vu que c’était le chéri de ma meilleure amie, j’étais plutôt immunisée contre son pouvoir maléfique mais, de temps, en temps, dans un moment d’inattention, j’étais éblouie.

— C’était la seule nuit de libre dans les six prochaines semaines, expliqua-t-il. Et j’ai dû demander une faveur pour l’obtenir.

Andrea agita les mains.

— Nous l’avons passée en prison, cette nuit. Kate, as-tu la moindre idée de ce que c’est de se retrouver en public avec lui ? Nous ne pouvons aller nulle part, nous ne pouvons rien faire, parce qu’on l’agresse tout le temps. Parfois, les femmes l’approchent comme si je n’étais même pas là.

— Je compatis, mais tu ne peux pas les noyer, Andrea. Tu es entraînée à tuer, elles pas. Ce n’est pas vraiment équitable.

— Rien à foutre de l’équitable. Allez vous faire foutre, tous les deux.

Elle s’éloigna.

Raphaël souriait jusqu’aux oreilles.

— Tu as l’air de le prendre plutôt bien, dis-je.

Ses yeux brillaient d’une légère lueur rubis.

— Frénésie de l’accouplement.

— Hein ?

— Quand deux Changeformes se mettent en couple, ils deviennent fous pendant quelques semaines. Agressivité déraisonnable, grognements irrationnels, jalousie.

— Et tu adores ça.

Il hocha la tête lentement.

— Je l’ai mérité.

Andrea se retourna et revint vers nous.

— Je suis désolée. Je me suis comportée comme une conne. Merci. Je te dois une fière chandelle.

— Ce n’est rien, lui dis-je.

Elle regarda Raphaël.

— J’aimerais rentrer à la maison.

Il se fendit d’une révérence extravagante.

— Tes désirs sont des ordres, ma dame. Nous devons retourner à l’hôtel, sauter par-dessus le mur et voler notre voiture.

— Ça me va.

Ils s’éloignèrent.

Frénésie de l’accouplement. Le monde devenait complètement dingue. Je soupirai et allai chercher Souci. J’avais rendez-vous avec un déviant sexuel et je ne voulais pas être en retard.

Kate Daniels 4 - Blessure magique
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